Des silhouettes qui dorment dans une pièce silencieuse. A 8h30 du matin, l’équipe The Good Goods se faufile entre les plumes et la soie, les répliques de fleurs en organdi, les pièces architecturales en crêpe de satin. Chanel, Cardin, Balenciaga, Mc Queen, Blahnik… Des labels de qualité avec à leur côté des notes d’Histoire et de petites histoires : la douce révolution émancipatrice du corset au tailleur pantalon, des souvenirs de propriétaires ou de défilés. Dans ce domaine l’historique et l’anecdotique ne peuvent pas être dissociés. La Mode infuse l’Histoire et l’Histoire lui répond, se construit avec elle. Sociologie, culture, philosophie, art, elle contient les codes mouvants des communautés, porte la mémoire collective et les identités. Le Musée du Fashion Institute of Technology [1] n’est pas un musée. C’est le miroir permanent de notre Histoire à travers le vêtement, que sa Directrice Valerie Steele, observe et relate précieusement, comme le témoin objectif d’une discipline qui mue. Rencontre à New York, dans ses bureaux de Fashion Avenue, humble et brillante, aussi moderne qu’elle est intemporelle devant la bibliothèque massive des livres qu’elle a écrit.
Crédits @ClaireGrandnom Photographies
Dr Valerie Steele, pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?
Je suis Valerie Steele, directrice du Musée du Fashion Institute of Technology, historienne de Mode, écrivain, curatrice, et éditeur-en-chef de la revue Fashion Theory [2]. Quand j’étais enfant je voulais être actrice, ce qui bien sûr implique de changer souvent de tenue (!), mais je n’envisageais pas d’appartenir un jour au monde de la Mode. J’ai étudié à Yale dans l’optique d’obtenir un PhD en histoire intellectuelle et culturelle de l’Europe moderne. Nous devions travailler sur une sélection de magazines.
Je ne me souviens pas quels articles j’ai lu, mais ma collègue Judy présentait alors deux essais de la revue féministe, Signs [3], au sujet du corset victorien : était-il oppressant ou libérateur pour la femme ? Ça a été pour moi une véritable épiphanie : j’ai pris conscience de l’importance de la Mode dans la culture de toute société. J’ai choisi l’Histoire de la Mode, ce qui convenait aussi parfaitement à un goût pour l’écriture que j’ai toujours cultivé. J’ai écrit environ … 25 livres ?
Ce qui me fascinait dans la mode, c’était l’hostilité envers elle.
C’est une vraie science pourtant associée à la bourgeoisie, au conformisme, perçue anti-féministe, frivole, stupide. Ce niveau d’hostilité m’intriguait, je souhaitais comprendre. L’Histoire de la Mode était une filière nouvelle, un territoire à explorer, perdu entre le journalisme des tendances et l’étude des costumes antiques. Mais la Mode en tant que phénomène sociétal et toute la culture contemporaine qui lui était associée étaient un champ libre.
Comment décrire le rapport à la mode des Etats-Unis ? Et peut-être faut-il séparer New York des autres Etats ?
New York est très différente du reste des États-Unis. C’est la capitale de la Mode pour l’ensemble du pays, et cette ville contient de gens bien plus concernés par le sujet que dans n’importe quel état.
Les États-Unis ont toujours eu une relation ambivalente avec la Mode, d’une part du fait de l’héritage des puritains, selon lesquels le sujet était vain, trompeur, d’autre part de celui des démocrates : la Mode était synonyme de hiérarchie, de pouvoir étatique, dans un pays considéré égalitaire et démocratique. Elle était liée à la cour européenne, décrite par les rapporteurs américains comme un phénomène vicieux venu de parisiennes corrompues.
‘Why should the « daughters of a Puritan ancestors » imitate the clothing of
« the fashionable courtesan class in the wicked city of Paris » ? Instead, « all lovers of liberty » should join « to free American women from the domination of modern fashion »’. /// ‘Pourquoi les « filles d’ancêtres puritains » chercheraient-elles à imiter les vêtements de « la classe des courtisanes à la mode dans la vilaine ville de Paris » ? Nous devrions au contraire nous unir, « les amoureu·x·ses de la liberté, pour libérer les femmes américaines de la domination de la mode moderne ».’
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Quel portrait peut-on dresser de la mode contemporaine ?
La Mode a toujours impliqué cette tension entre la volonté d’être unique et celle d’appartenir à un groupe. Cette dualité est universelle. Depuis l’avènement d’internet, la mondialisation, le monopole des grands groupes, on retrouve les mêmes pièces partout. La fast fashion s’empresse de copier les dernières tendances du luxe, afin que tout le monde puisse y avoir accès. De fait il est beaucoup plus difficile de nos jours d’exprimer sa singularité, d’avoir son propre style. Très peu de personnes désormais créent leurs propres vêtements, se rendent avec un patron chez le tailleur. Tout le monde possède plus ou moins la it-pièce de la saison.
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La Mode est indissociable du concept de nouveauté et pourtant très ancrée dans le temps. Nous ne portons pas les mêmes vêtements que nos parents, nos grand-parents, parce que l’évolution dans ce domaine est excessivement rapide et d’ailleurs prescriptrice d’autres changements culturels. Nous n’écoutons pas la même musique, nous mangeons différemment… Il sera toujours question de nouveauté et c’est aussi ce qui est stimulant, mais chaque étape de la Mode est indissociable de l’Histoire.
Au XXIème siècle, les codes de son système changent : à mesure que le monde de la Mode se complexifie, le principe de tendance maîtresse n’existe plus. Il n’y a plus LE look, LA bonne allure, le style adéquat pour partir à la conquête du monde, mais différents scénarios conçus par les designers comme de multiples alternatives. Néanmoins et c’est très paradoxal : si nous sommes plus libres de nous habiller dans cette diversité d’offre, les choix sont eux-mêmes assez similaires. Il y a une vraie homogénéisation de ce qui nous est proposé.
Il est très difficile de construire et d’assumer une apparence propre. Une conception unique s’apparenterait à une nouvelle langue étrangère : seul dans un monde de codes vestimentaires établis, vous seriez incompréhensible pour lui. La Mode est un vecteur de communication au sein d’un groupe, elle n’existe pas sans l’écho de l’autre à qui on transmet ce que l’on est, ce à quoi on s’intéresse, ce que l’on recherche chez lui. Elle n’existe pas sans partage.
Il y a chez les consommateur·ice·s un vrai désir de qualité, d’authenticité, de sortir de l’uniformité des productions de masse.
Que pensez-vous des initiatives intitulées “responsables”, “durables” ?
Je pense cependant qu’il y a chez le consommateur un vrai désir de qualité, d’authenticité, de sortir de l’uniformité des productions de masse. Les gens recherchent des vêtements plus personnels, plus spéciaux, raison pour laquelle ils se tournent beaucoup vers l’artisanat et à travers lui une forme d’héritage, une histoire portée par le vêtement.
Le concept de “mode éthique/durable” est un oxymore. Il faut tout d’abord mesurer à quel point cette industrie est gigantesque. Son terrain d’exploitation est mondial. À l’instar de l’électronique, du plastique : nous produisons trop de tout. Si les consommateurs achetaient moins de vêtements mais des pièces bien conçues et originales, ce serait une esquisse de solution.
À l’instar de l’électronique, du plastique : nous produisons trop de tout.
Quelles alternatives vous semblent intéressantes, en matière de consommation ?
D’autres alternatives sont à considérer, et nécessitent de nouveaux modèles économiques. L’idée de louer des pièces de défilé par exemple, n’est absolument pas récente : au milieu du XIXème siècle, Monet louait des parures d’exception pour les modèles de ses peintures, n’ayant pas les moyens de les acheter à ses débuts. C’est une voie qui ne peut être exclusive bien sûr, mais présente un grand potentiel. De même, l’upcycling, le recyclage sont des options très intéressantes, particulièrement pour les pièces très préjudiciables pour l’environnement telles que le denim. Plusieurs entreprises à succès maîtrisent parfaitement l’art du recyclage des fibres de jean et de leur reconditionnement en pièces neuves.
L’innovation est constante dans notre domaine, notamment celui du textile. Aujourd’hui la technologie nous permet d’envisager des vêtements biodégradables, ce qui serait aussi une solution conciliant un renouvellement permanent des créations et une vraie considération de l’environnement.
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Quelle considération avez-vous pour la presse mode aujourd’hui ?
Les magazines de mode servent la cause qui les nourrit : la publicité. Une fois cette évidence posée, il est logique de ne pas y trouver d’analyse critique.
Il existe quelques publications indépendantes telles que Fashion Theory, Vestoj, ou les journaux quotidiens qui ont moins de restrictions de propos car moins de lien avec les annonceurs commerciaux. On y trouve souvent des prises de positions intéressantes, de vraies critiques. Toutefois, ces propos sont très spécifiques, le nombre de personnes réellement intéressées est faible. C’est ainsi : les gens aiment célébrer la Mode et non la rendre cérébrale. Il en est même certains pour qui l’analyse détruit la dimension glamour, presque mystique de cet univers.
Comment amorcer un changement de modèle ?
Il faut changer les paradigmes. Il est habituel de lire des critiques de livres, de films, de restaurants. Historiquement, de tels partis pris n’existent pas dans la mode. Si un journaliste critique un défilé, il subit la pire des pénalités : celle de ne pas être invité·e la saison suivante…
Les symposiums sont un bon moyen de brainstormer de nouvelles idées. Une table ronde réunissant Kering, H&M et Patagonia serait très enrichissante pour débattre du futur de cette industrie et des solutions vers un moindre impact social et environnemental.
La problématique principale est celle de la rentabilité :
- Les marques souhaitent vendre et maintenir leur business à flots
- Les consommateurs souhaitent toujours aller au moins cher
Dans Fashion Theory, j’ai publié plusieurs études qui le démontrent : bien que les jeunes générations soient concernées par la Mode durable, la santé de leur portefeuille reste leur préoccupation principale. Ils souhaitent par ailleurs suivre la tendance et l’offre est encore peu attractive. C’est un vrai dilemme: acheter responsable/ne pas acheter versus être à la page. Ces désirs sont contradictoires mais la prise de conscience est réelle. Il y a d’énormes problématiques systémiques à résoudre afin d’aligner d’aligner les deux.
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Par ailleurs, en Inde et en Chine émerge une vague grandissante de consommateurs de la classe moyenne présentant pour l’instant très peu de considérations pour ces questions, car la possibilité de consommer elle-même est relativement récente.
La Mode est avant tout basée sur le désir. Je crois que la sensibilisation par l’esthétique est fondamentale. Pour cette raison, nous passons notamment par les expositions pour susciter l’éco-conscience : Eco Fashion/Going Green par de jeunes créateurs, et une autre sur les conséquences de la prolifération des copies de grandes marques.
Le Fashion Institute of Technology place ces réflexions au cœur de l’apprentissage de ses élèves. Nous savons qu’elles doivent être intégrées à de nouveaux business models, à condition qu’elles soient économiquement viables.
A la mode jusqu’à la mode, Fashionable to the death.
Références
[1] Fashion Theory
[2] Signs: Journal of Women in Culture and Society http://signsjournal.org/ (http://signsjournal.org/)
[3] Extraits de Paris Fashion: A Cultural History – Par Valerie Steele
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