Le débat autour du voile féminin – en France notamment – est loin d’être récent. Ce morceau d’étoffe reste, depuis des siècles, étroitement lié à la condition féminine mondiale. Son histoire, selon le spécialiste français des religions Odon Vallet, est antérieure aux religions abrahamiques. Nous retrouvons des mentions de son port obligatoire antérieures à l’an 1000 av. J.-C. – confer les lois assyriennes attribuées au monarque assyrien Téglath Phalazar Ier. Et si par la suite, il a été imposé aux femmes comme un signe religieux lié à une pratique active du culte, le voile s’est progressivement retiré, en Occident, des têtes de nombreuses femmes laïques pour ne se limiter qu’à celles de certaines religieuses notamment chrétiennes. Cela ayant eu pour effet de souligner encore un peu plus le port du voile féminin par les musulmanes. Mais, quelles significations recouvre véritablement ce voile tantôt décrié, tantôt imposé ? Il n’est pas évident de répondre à cette question sans prendre parti ou appliquer à sa connotation nos propres constructions sociales… C’est pour cela que nous sommes allés à la rencontre d’Asal Bagheri, enseignante-chercheuse à l’Université Cergy Paris Université, mais aussi sémiologue et spécialiste du cinéma iranien qui nous aide à saisir le ou les sens de cet attribut vestimentaire mais aussi ses contradictions. Retour sur un entretien passionnant.
Qui êtes-vous Asal Bagheri ?
Asal Bagheri : Je suis enseignante et chercheuse à l’Université de Cergy Paris et j’officie au sein du département des métiers des multimédias et de l’Internet. Je possède également un doctorat en linguistique et en sémiologie et ma spécialité est le cinéma iranien.
Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ? Pourquoi vous être spécialisée dans l’étude du cinéma et plus particulièrement celui iranien ?
A.B. : C’est un concours de circonstances ! Je suis arrivée en France en 2001 pour faire des études. Lorsque je faisais mes études de linguistique à la Sorbonne, j’ai rencontré la sémiologie qui m’a contrainte à choisir un objet de recherches et comme je suis une grande cinéphile et que j’avais aussi le mal du pays cela semblait couler de source. J’avais aussi envie de comprendre comment avec une censure aussi sévère il est possible de créer des films aussi intéressants qui retracent la vie de notre société. L’axe qui personnellement me tenait à cœur de développer était les relations amoureuses, filiales, familiales et de voir comment on les montre au sein d’un cinéma extrêmement censuré.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la République Islamique d’Iran ?
A.B. : En 1979 il y a eu une Révolution en Iran dont le guide était Rouhollah Khomeiny, exilé en France. Au départ, l’idée était de constituer une République démocratique pour sortir du carcan dictatorial et du régime royal. Et comme dans toute Révolution, il y a différents courants de pensée mais c’est celle de l’Ayatollah Khomeiny qui s’est imposée : une Révolution pour donner une démocratie au pays mais également aller au-delà du pouvoir occidental et de l’impérialisme. En fait, les Iraniens souhaitaient une indépendance et la devise est “Indépendance, Liberté et République Islamique”. Mais c’est la République Islamique qui a rapidement emporté sur les autres aspects car l’Ayatollah Khomeiny était un homme religieux et le peuple n’a pas compris tout de suite que cela allait être un cadre extrêmement rigide et qui allait restreindre leur liberté et notamment celle des femmes. Mais je répète : l’idée du départ de la République Islamique était vraiment de trouver une indépendance et de sortir d’un règne et de l’imposition des lois par l’Occident.
Quand nous parlons de République Islamique, nous parlons évidemment d’une République religieuse. Comment expliquer ce déferlement de violence qui sont contraires au Coran ?
A.B. : Je ne suis pas spécialiste du Coran, donc je ne vais pas m’aventurer à en parler. Mais en ce qui concerne la révolution iranienne, au départ, l’Ayatollah Khomeiny était la représentation même du sage religieux, à l’exemple de Gandhi. Et c’est vrai que l’on ne pensait pas que ceci allait changer pour devenir un régime oppressif et tout cela c’est à cause du pouvoir… Parce qu’à partir du moment où vous souhaitez détenir un pouvoir extrême – puisqu’en fait très vite l’idée de jurisprudence a émergé en Iran, ce qui induit qu’il y a un guide suprême dont la parole irait au-delà de tout autre chose – cela se transforme en un système religieusement monarchique.
Donc si on résume, l’indépendance du pays n’allait pas du tout de paire avec l’indépendance du peuple ?
A.B. : Au départ si, mais une fois le pouvoir en place, ce n’était plus valable.
Au sein de la revue Hermès du CNRS, vous évoquez le fait que les mouvements de femmes ont été une épine constante dans le pied de la République Islamique d’Iran. Dans ce cas, j’aimerai savoir en quoi le mouvement qui a débuté il y a 5 semaines diffère des autres alors que vous expliquez que cela a toujours été une constante.
A.B. : Depuis le début de la Révolution, le mouvement des femmes existe. C’est-à-dire que trois semaines après l’arrivée de l’Ayatollah Khomeiny au pouvoir, il décrète que le port du voile est obligatoire. À ce moment-là, des milliers de femmes descendent dans les rues pour contester cette mesure. C’est à partir de ce moment-là que le mouvement des femmes existe. Néanmoins, comme nous sommes dans un système totalement répressif, c’était très compliqué… Il faut ajouter à cela la surprise générale, au tout début, beaucoup ne parvenait pas à y croire, on pouvait entendre des choses comme “ce n’est pas grave, on va quand même porter le foulard” ou “c’est plutôt pas mal car grâce à ça, on va aller au-delà de la dépendance occidentale”.
Et puis, peu après ces premières revendications, il y a eu la guerre Iran-Irak, qui a duré huit ans (ndlr. 1980-1988). Une guerre qui a impliquée la vie des jeunes du pays, la notion d’indépendance des territoires, parce que nous avons été attaqués, le pays était donc mobilisé dans ce que l’on a appelé la “défense sacrée”. Et tous ces moments de guerre se sont avérés être bénéfiques à la République Islamique d’Iran, parce qu’ils ont pu installer petit à petit des lois répressives sans que le peuple ait le temps, l’espace et la préoccupation d’aller protester puisqu’il y avait une guerre. Donc, que l’on vous impose de vous habiller de telle ou telle manière, en fait, ce n’était pas le moment de la contestation. Et une fois la guerre passée, vient le moment de reconstruction du pays…
Ce qu’il faut également prendre en compte, c’est que durant les premières années de la Révolution, il y a eu des massacres à grande échelle des opposants au régime, une grande majorité a été arrêtée et tuée. Cette génération d’hommes et de femmes qui ont vu que les opposants au régime étaient traités ainsi, n’avait pas vocation à mourir : le régime de terreur était ancré en eux.
À cause de ces deux composantes, les lois se sont installées et cela a pris beaucoup de temps pour qu’une jeune génération arrive sans posséder les mémoires cumulées d’une révolution, d’une guerre ou de tueries des opposants. C’est la seule explication à un courage collectif de manifestation publique.
C’est justement ce qui m’interpelle. Nous n’en sommes plus à un simple combat féministe, cette fois, la population entière se mobilise et ce sont des pères, des frères, des cousins que l’on voit, en colère, marcher et accompagner cette lutte. Comment l’expliquez-vous ?
A.B. : La répression de ce régime ne s’applique pas qu’aux femmes mais aussi aux hommes, aux homosexuel·le·s, aux minorités, … Si ce mouvement est devenu un mouvement de femmes, c’est parce qu’une très jeune femme a été tuée parce qu’elle portait “mal” son foulard et à partir de là, des jeunes femmes appartenant à la génération Z sont devenues les leaders d’un mouvement de contestation suivi par tout le pays.
De la lecture que nous avons de cette révolte iranienne en Occident, c’est qu’elle vise notamment le port obligatoire et répressif du voile. Seulement, la question qui revient le plus souvent relève qu’un pays – dont la religion principale est celle musulmane – se bat contre le port du voile, symbole religieux par excellence. Quels éléments de réponse pouvez-vous nous apporter ?
A.B. : En Iran, le voile, avant d’être un symbole religieux, est un symbole d’un régime politique répressif. S’il n’y avait qu’un symbole de cette République autoritaire théocratique, ce serait le foulard qui induit un assujettissement des femmes (mais aussi des minorités dont les homosexuel·les font partie) ainsi que la criminalisation de leur vie quotidienne. Ce qui n’a rien à voir avec le simple port du voile, puisque le combat des Iraniennes et des Iraniens n’est pas contre la religion. Cette contestation est contre l’obligation d’un choix personnel et de la manière dont nous souhaitons nous vêtir au sein de la société. Dans les années 1930, le problème était inverse : le père du Shah avait imposé le retrait du voile. Ce qui était aussi problématique : de nombreuses femmes ne sortaient plus de chez elles parce qu’elles se sentaient nues sans leur foulard.
Depuis toujours en Iran, les femmes se battent pour revendiquer une liberté de choix. C’est pour cela que ce mouvement contestataire iranien parle à toutes les féministes du monde.
Vous évoquez le fait que le voile (en Iran) est le symbole d’un régime. Dans ce cas, peut-on se risquer à le comparer au marteau et à la faucille communistes ?
A.B. : En fait, un symbole est un signe anodin qui se fige avec une signification particulière à un moment donné, à une culture donnée. Lorsque l’on parle du communisme, ce sont en effet des symboles d’un régime mais des symboles imagés. En Iran, le voile c’est effectivement un symbole depuis 1979 mais aussi (et c’est très important) un outil de l’oppression, ce qui ne permet pas cette comparaison.
D’ailleurs, en parlant de ce voile qui a déclenché les tempêtes, lorsque l’on regarde les images de Mahsa Amini, l’on y voit un voile noir plutôt sobre. Je me demandais donc si dans les rues de Téhéran, il était si rare de le voir porté de cette façon ?
A.B. : Absolument pas et c’est ce qui a mis les gens très en rage. Parce que, certes, la République Islamique impose des codes très stricts mais en 43 ans de régime, nous avons toujours défié à notre manière ces lois misogynes et notamment dans les milieux urbains ! Les choses ont donc évolué. Lorsque l’on se rend dans les grandes villes, le port du voile est beaucoup plus libre et il n’était pas rare de voir des femmes avec leur voile plutôt sur les épaules que sur la tête dans des cafés branchés. Le voile devenait dans les milieux urbains plutôt un accessoire de mode… C’est pour ça que cela a étonné les gens puis les a mis en colère, par rapport aux utilisations plus libres du voile par les jeunes urbaines, Mahsa Amini paraissait modeste et classique.
Même si nous sommes encore très proches de l’évènement, je crois que l’on peut se permettre de l’analyser ainsi : Mahsa Amini venait de province (elle était Kurde), or, déambuler dans un espace public demande d’utiliser des codes particuliers qu’il faut appréhender et une ville tentaculaire telle que Téhéran, aussi grande et surpeuplée demande de connaître ses codes. Et c’est pour ça que je pense qu’elle a été arrêtée, elle devait être très visible en n’étant pas au bon moment au bon endroit alors que son utilisation du voile était plus classique et modeste que la plupart.
En parlant de codes, abordons votre spécialité, dans le cinéma iranien, comment se perçoit ou se donne à voir le voile ? Comment le met-on en scène ?
A.B. : Il faut déjà savoir que le cinéma est considéré comme un espace public, donc le port du voile y est imposé, comme dans la vie. Cependant, depuis 43 ans nous pouvons noter une évolution parallèle à celle de la société. Le voile sera donc utilisé pour exprimer différentes choses, notamment par la manière dont il est porté. Ce qui permet aux réalisateurs de jouer avec cette norme pour transmettre des détails aux spectateur·rice·s concernant le personnage, notamment la couche de la société à laquelle ces femmes appartiennent.
Une scène du film iranien d’Asghar Farhadi Une séparation “Jodaeiye Nader az Simin”. Crédits : MEMENTO FILMS
Par exemple dans Une séparation d’Asghar Farhadi (2011), la femme de ménage, pauvre et religieuse porte sans exception un Tchador noir tandis que la maîtresse de maison est mise en scène avec un châle léger à travers lequel nous pouvons voir ses cheveux, nous comprenons donc quelle n’est en réalité pas voilée, c’est le message transmis à travers les lignes par le réalisateur.
Pour conclure, j’aimerais recueillir votre opinion : pensez-vous qu’il est possible de porter le voile sans qu’il n’y ait derrière ce port une connotation religieuse ou politique ? Est-ce qu’un voile ne peut être qu’un accessoire de mode ?
A.B. : C’est une question assez complexe. En tant qu’Iranienne ayant subi les lois répressives concernant le port obligatoire du voile, j’ai, lorsque j’ai quitté mon pays, eu un rejet de ce tissu qui m’avait réprimée. Néanmoins, ma vie intellectuelle en France m’a inculquée la tolérance et surtout, surtout : laisser le choix aux femmes sans chercher à les tutéliser. Cette notion à un nom : la liberté. Je crois que nous devons être libres de nos choix dans notre vie privée et dans notre quotidien choisi, de croire ce que l’on souhaite croire et de porter ce que l’on a décidé de porter, à partir du moment où ces actes ne sont pas politisés. La France m’a appris la laïcité.
Pour ce qui est de l’accessoire de mode, je pense qu’un voile ne pourra jamais n’être “qu’un” accessoire de mode. Cela me paraît aussi absurde que de dire que jeûner est une technique amincissante… ça peut l’être également, mais à la base, c’est une pratique religieuse des croyant·es. Donc, à terme, si l’on imagine un port du voile détourné comme accessoire de mode, il sera tout de même imprégné d’une religion ou d’une culture reliée à une religion.
Nombre de femmes en Iran ne sont pas pratiquantes, notamment de la génération de nos grands-mères, mais elles portent le voile de façon culturelle, c’est une partie de leurs tenues. Son port n’est pas astreint à une unique manière, il est possible d’être à la fois branchée et voilée, l’un comme l’autre ne sont pas antinomiques et c’est d’ailleurs une façon pour les Iraniennes qui ont été forcées de le porter de contourner l’instrumentalisation politique du voile : en le transformant en accessoire de mode.
Pour conclure
Nous avons souhaité prendre un recul nécessaire et plus contrasté par rapport au discours d’Asal Bagheri afin de nuancer son propos et de le remettre en contexte – bien que nous soyons en total accord avec ses paroles, qui, nous le pensons, résument parfaitement un message ambitieux de liberté humaine que nous souhaitons partager. Un retour sur le terrain est nécessaire pour comprendre ce que certaines femmes iraniennes peuvent retenir de ce symbole d’un régime autoritaire théologique. Voici un panel de réactions que nous avons recueillies :
“ If you believe (in God), keep it for yourself and don’t make a publicity for it. It’s dangerous, it’s really dangerous. I really don’t understand: have they been brainwashed or what? When I see a hijab here (ndlr. en France) or even in America, the fact that they could voluntarily put a scarf on their heads, I don’t get it.” – Maryam Pishvaie
“Iranians are not protesting against Islam or any other religion. They are fighting for their basic rights…the right to choose how they dress” – Negin Mirsalehi
“ Si la petite fille que j’étais a éprouvé le désir de se mettre à nue dans l’enceinte de son école, ce n’était pas à cause des fortes chaleurs. C’était par provocation. Provocation du même ordre que de jouer à saute-mouton dans la salle de prière de la Mosquée de l’école. C’était physique. Si c’est comme ça, tu vas voir ! Je vais me venger ! Je vais le porter ce foulard gris qui serre trop mais tu vas voir. Et beaucoup ont vu. Mon cul” – Abnousse Shalmani, extraits tirés de Khomeiny, Sade et moi.
Entre violente colère et demandes d’un Iran libre et pacifié, les réactions sont toutes aussi opposées et contradictoires que l’est ce régime de terreur et de soumission d’une nation dont le symbole est indéniablement ce voile imposé aux femmes. La marche promet donc d’être aussi longue pour elles que pour nous avant que le voile ne puisse être qu’un accessoire de mode investi de connotations religieuses.
En lien avec le sujet : https://plus.lapresse.ca/screens/68768e6c-a811-4399-837c-1912d90d9411|_0.htmlPlusieurs points peuvent s’ajouter à cet article :. L’évolution du port du voile depuis 1979 à nos jours;. La réappropriation du voile par les femmes iraniennes;.Comment la question du voile a été présentée par la République islamique en Iran (dès les années 1980);. Le premier mouvement de contestation (par les femmes iraniennes) contre le port obligatoire du voile dès 1980 …Des éléments majeurs … à mettre en exergue peut-être dans un prochain article … ?!?