C’est l’argument phare de la défense de la fast fashion : elle lutterait contre les discriminations en permettant aux personnes les plus pauvres de s’habiller dignement. Mais que signifie “les plus pauvres” ? Existe-t-il des alternatives éthiques au même prix ? Celles et ceux qui utilisent cet argument sont-ils les premiers concernés ? Au-delà de fournir une option instantanée et peu chère sur le court terme, la fast fashion lutte-t-elle contre la pauvreté sur le long terme ? The Good Goods s’est penché sur les chiffres et s’est entretenu avec des personnes précaires sur leur rapport au vêtement.
La fast fashion exploite les plus pauvres et ne se soucie pas du budget de ses client·es
Il est intéressant d’examiner cet argument lorsqu’il est brandi par les marques ou les célébrités qui entament des partenariats avec elles. Si Primark, SHEIN et consoeurs proposent effectivement des options à très bas prix, cela relève plus d’une stratégie économique que d’une attention portée aux personnes précaires. Car si la situation des plus défavorisé·es leur importait, comment expliquer les enquêtes révélant tous les mois de l’exploitation dans leur chaîne de production ? Exploitation touchant surtout des femmes, principalement dans des pays du “Sud globalisé”, comme au Bangladesh où les ouvrier·ères ont mené une grève pour être payé·es plus dignement et ont été violemment réprimé·es. Mais aussi en Europe, par exemple en Angleterre où le groupe Boohoo a été accusé “d’esclavage moderne” au vu des salaires extrêmement bas dans ses ateliers de Leicester.
Outre l’exploitation des personnes les plus pauvres, la fast fashion met la pression à sa clientèle, sans se soucier de son budget peut-être limité, pour qu’elle dépense le plus possible. En témoigne le slogan du géant Temu : “Shop like a billionaire”. Cette incitation claire à la surconsommation, le rythme effréné de ces entreprises (SHEIN génère plus de 300 000 designs par an, Zara fait disparaître ses collections toutes les deux semaines) et le marketing intensif pour l’installer provoquent une sensation d’urgence et de frustration chez la clientèle, l’incitant à des achats dont elle n’a pas besoin.
Les personnes pauvres ne sont pas celles qui entretiennent la fast fashion
A force de répéter que la fast fashion permet aux plus pauvres de s’habiller, on entretient l’impression qu’ils forment la majorité de sa clientèle et de ses revenus. Mais les chiffres ne l’indiquent pas. Par exemple, une étude américaine indique que le panier moyen de la consommatrice SHEIN est d’une centaine de dollars par mois. Un budget qui correspond à la consommation d’une personne riche. Une étude sur la clientèle française, plus modérée, indique un panier moyen de 53 euros, acheté 2,8 fois par an. En comptant que le prix moyen d’un vêtement SHEIN est de 7,40 euros, cela représente l’achat d’une vingtaine de pièces par an. Une surconsommation qui n’est pas nécessaire pour se constituer une garde robe.
Certain·es ont du mal à saisir la réalité de la pauvreté, comme le montrent les commentaires qu’à reçu le compte Fansie Friperie sur TikTok. Un utilisateur y déclare notamment “Je continuerai de me taper des commandes de 100 balles sur SHEIN parce que pour 100 balles j’ai beaucoup plus d’articles que sur Vinted (ndlr : où le prix moyen est de 15 euros) ou en friperie, désolé de pas être riche”, démontrant une vision assez idyllique de la précarité pour justifier sa surconsommation. Cet exemple illustre l’utilisation souvent abusive de cet argument, qui en plus de nier la réalité de millions de français·es réellement pauvres oublie la précarité encore plus grande des travailleur·euses de la fast fashion mentionné·es plus haut. Car comme le rappelle Aja Barber, experte et autrice du livre Consumed : “Porter un outfit mignon n’est pas un droit humain. Nous normalisons l’idée que les tenues branchées sont des droits humains, alors que d’autres sont esclavagisés pour les fabriquer.”
La fast fashion n’est pas la seule option pour les personnes pauvres
Cependant, il existe des personnes très précaires en France pour qui la fast fashion est l’une des possibilités leur permettant de s’habiller. Elle peut fournir une option rapide lorsqu’on a peu de temps à consacrer à la recherche de vêtement : c’était son attrait pour Izac, au chômage et touchant les APL. “J’aimais ce côté 24h chrono ! Mais chaque fois que je le fais je me rends compte que je regrette donc j’évite au maximum. Je privilégie les petites friperies ou Emmaüs avec des amis. Pour 30 euros, on refait notre garde robe.”
“En tant que pauvres, on a d’autres priorités que les vêtements, comme la nourriture. J’achète la plupart des miens chez Emmaüs, en vide grenier en fripe, parfois sur Vinted…”, Claire, bénéficiaire du RSA
Louise, aux revenus extrêmement instables (“Je peux gagner 150 euros dans le mois, comme 3000 sans savoir quand je gagnerais de nouveau de l’argent. Je dois envisager de tenir le plus longtemps possible avec cette somme en comptant les dépenses incompressibles comme le loyer et les courses”), ne passe jamais par la fast fashion et favorise exclusivement la seconde main via des ressourceries, Guerrisol, Emmaüs… Pour trouver un équilibre financier “Je m’achète des vêtements quand je cherche quelque chose de précis, que j’ai envie de me féliciter pour un projet qui aboutit ou quand je trouve par hasard une pièce particulièrement belle. Je n’achète presque rien au-dessus de 15 euros.” Même son de cloche pour Claire, touchant uniquement le RSA et vivant en région parisienne sans aide extérieure. “Je vis sans fast fashion depuis plusieurs années. J’ai arrêté d’acheter du neuf il y a 7 ans et ça s’est avéré très “facile” : en tant que pauvres, on a d’autres priorités que les vêtements, comme la nourriture. J’achète la plupart des miens chez Emmaüs, en vide grenier en fripe, parfois sur Vinted… Je les aime mais je suis souvent habillée pareil, ça me lasse un peu.”
Ces témoignages et d’autres entretiens menés indiquent que la fast fashion n’est pas nécessaire aux plus précaires pour s’habiller. Ce qui, sans diaboliser les personnes pauvres qui y ont parfois recours faute de temps pour chercher de la seconde main, déconstruit cet argument “d’autorité” des marques. L’exception notable à cette diversité d’options est les personnes à partir du 48 qui ont de fortes difficultés à trouver des vêtements à leur taille, en neuf comme en seconde main.
Dans une certaine mesure, la fast fashion empire la pauvreté
Outre cette aide rarement nécessaire, la fast fashion empire les conditions de vie des personnes pauvres en France, voire la pauvreté. Par exemple, elle dégrade la qualité des options éthiques pour les plus précaires comme Emmaüs, cité fréquemment par nos témoignant·es. Comme l’explique Louana Lamer (responsable de Missions Collectivités locales & Textile) : “Évidemment, pour les personnes précaires, les pièces proposées dans les espaces de vente de l’économie sociale et solidaire sont une occasion de se vêtir correctement, à petit prix, parmi un large choix de vêtements qui sont proposés à tout le monde. Nous constatons en effet une baisse de la qualité des dons. Cela s’explique par des vêtements qui ne sont plus conçus pour durer et une perte de l’attachement émotionnel aux vêtements. La fast fashion impacte ces deux aspects.” De plus, que ce soit via des canaux de première ou seconde main, cette baisse de qualité des vêtements incite à les racheter régulièrement et augmente donc les dépenses. Ainsi, un T-shirt SHEIN à 6,5 euros racheté six fois sur trois ans atteindrait le même prix qu’une option éthique neuve conservée sur la même période.
“Nous constatons en effet une baisse de la qualité des dons. Cela s’explique par des vêtements qui ne sont plus conçus pour durer et une perte de l’attachement émotionnel aux vêtements. La fast fashion impacte ces deux aspects.” Louana Lamer, responsable de Missions Collectivités locales & Textile pour Emmaüs
Comme l’a également remarqué Loom, la délocalisation encouragée par la fast fashion depuis les années 1990 a détruit l’emploi français dans un secteur textile auparavant dynamique. Ce n’est bien sûr pas l’unique facteur de paupérisation des français·es entre la crise et la dégradation des services publics, mais elle contribue à précariser la population. C’est l’indication que des mesures systémiques sont nécessaires. Dans la mode, via un soutien fiscal pour les marques éthiques cherchant à produire des grandes tailles ou des législations pour assister la relocalisation, mais aussi globalement avec un plan de lutte contre la pauvreté, des aides sans culpabilisation et un refinancement des services publics. Car loin de lutter contre la pauvreté, la fast fashion l’entretient et l’instrumentalise pour légitimer son existence. S’attaquer réellement à cet enjeu sociétal lui couperait l’herbe sous le pied.